Horizon sur verre 2/3 – Réflexion

Si vous avez raté les deux premiers épisodes :  épisode 1
Observant la décoration minimale de son bureau de consultation je pensai qu’elle pourrait ajouter à son analyse ma capacité à demeurer serein en milieu austère. Puisqu’elle ne me le proposait pas et comprenant que ce devait être ma place attitrée, je pris l’initiative de m’installer sur la banquette. Elle attendit quelques secondes en m’observant du coin de l’œil et s’assit dans son fauteuil, à quelques mètres de moi. Le bâtiment de trois étages au sommet duquel se tenait le bureau où nous nous trouvions était essentiellement composé en verre, sols et plafonds compris, et ponctué de quelques touches végétales sur la façade. Il avait la particularité d’avoir été bâti contre la vitre monumentale réalisée par Gorthèze Jiallat tout autour de l’île. La quasi transparence de la façade du bureau ajoutée à celle de la vitre permettait d’observer l’océan sans oublier que nous en étions coupés par le dispositif architectural dont la raison d’être tenait en sa capacité à préserver l’île de la montée des eaux. Après plusieurs minutes, le silence ne faiblissant pas, j’ajoutai à ma première initiative celle de prendre la parole pour rompre la gêne qui me paraissait s’installer. Bien sûr, mon interlocutrice ne devait pas être gênée. Me laisser prendre ou non la parole devait faire partie de son protocole psychiatrique mais j’abdiquai pour éviter mon malaise.
« – Je trouve ça bien qu’ils aient pensé à cette cellule psychologique.
– Vous pensez qu’il s’agit d’une cellule ?
– Oui bien sûr, quoiqu’elle anticipe le traumatisme… Disons que c’est une cellule de prévention. Vous ne pensez pas ?
– Je ne sais pas, peut-être. Depuis combien de temps êtes-vous installé sur l’île de Ré ?
– Je suis arrivé pour suivre ma conjointe, elle a été mutée à l’Observatoire il y a un mois. Elle a un poste de biologiste assez secondaire mais on nous a tout de même attribué une maison de fonction assez jolie, avec vue. »
Elle passa en revue les questions d’ordre matériel à la cadence d’un sondagier, je lui répondais le plus simplement. Il m’apparut que la nature de cette rencontre était plutôt administrative et dans l’intérêt de l’Observatoire. La vérification de mon adaptation à ce nouveau mode de vie devait confirmer une situation acceptée ou prévenir du trouble que je pourrais provoquer contre l’Observatoire si je désapprouvais cette nouvelle vie et incitais ma femme à en faire autant. J’eus l’impression que mes réponses la satisfaisaient.
« Et comment occupez-vous votre temps ?
– J’écris.
– Vous écrivez ?
– Des nouvelles. Essentiellement des nouvelles de science fiction.
– Vous devez être inspiré ici.
– Oui plutôt. »
J’avais en effet été plutôt productif ces derniers temps. Je me trouvais stimulé par l’agacement que pouvait me procurer cette vitre idiote censée nous protéger de l’océan et qui nous en interdisait l’accès, nous coupant jusqu’au bruit du ressac. Je me prenais souvent à imaginer qu’une tempête emportât cette façade prétentieuse et nous avec. De toute façon, si aujourd’hui le dispositif permettait au moins le loisir d’observer quelques poissons derrière la vitre, à cinquante centimètres au dessus du sol sur lequel nous marchions, il fallait se rendre à l’évidence : dans quelques années les algues parviendraient sans doute à se fixer contre la paroi malgré les protections et obstrueraient la vue définitivement. C’était vraiment un projet à la con. Un jour, quand il se sera écoulé plusieurs siècles, que tout le monde aura oublié l’origine du grand verre mais que les générations les unes après les autres s’y seront complètement habituées ; quand cette structure qui incarne le paradoxe de l’esprit humain sera là “parce qu’elle l’a toujours été”. Alors un petit bonhomme ivre mort passant par là y verra son reflet. Ça le mettra dans une fureur dingue. Cette vitre, son reflet, tout ça le mettra dans une fureur qui pourrait en faire une espèce de surhomme, et avant de vomir ses tripes il lui mettra un coup de pied de tous les diables et qui sait, peut-être qu’elle cédera.
« Un dernier verre pour la route !
– Je vous demande pardon ?
– Oh, excusez-moi j’étais ailleurs. J’ai trouvé le titre pour ma prochaine publication. »
Fiction par Etienne Tellant
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